Ça Pue !
Parfois, à la fin de certaines journées,
une forme de lassitude, terrible, nous submerge.
Parfois, c'est dès le matin que la bête nous attaque.
C'est comme une énorme vague qui s'abat sur nos tronches,
chargée de toutes les crasses du vieux monde,
une déferlante charriant toute la pourriture raciste
des journaux et des réseaux sociaux,
une déferlante, marée coupante, nausée plombante,
une agression plus une agression plus une agression
plus une agression plus une agression...
Ces jours-là, on se dit que nos réunions et nos mobilisations
et nos festivals et nos rimes et nos larmes
et notre petit vivre ensemble ne servent à rien,
on se dit que personne ne peut terrasser le désert,
on se dit que personne ne peut venir à bout
des dragons à crêtes blanches.
On sait pourtant.
On sait que ce n'est pas pour nous les fruits de la lutte,
on sait que ce n'est pas pour demain,
pas pour cette vie, pas pour ce chemin,
on le sait mais on lutte et on lutte.
On le sait mais ces jours-là,
jour de brèche, jour de gerbe, jour de giclée apocalyptique,
on se dit que, peut-être, même nos enfants
n'en verront pas la fin de cet interminable tunnel.
Ces jours-là, il y a danger pour notre courage
et pour notre détermination.
Il y a danger pour nos voix, danger, danger,
danger d’extinction de voix.
Ces jours-là, y a pas à dire, ça craint vraiment!
Ça pue la régression à dix mille kilomètres à la ronde,
ça pue les types qui jouent des coudes et de la crotte,
ça pue le rance, prisonnier dans les replis, ça pue,
ça pue l'à rebours féroce,
ça pue les nanas comme nous,
les nanas qu'on sort comme
des tapisseries du dimanche
pour colorer les assemblées, colorer les livres, colorer les rangs
et se dédouaner de tout le reste et de tous les autres,
ça pue la menace de tout,
menace de remplacement, menace de fin,
fin de race, fin de vie, fin de cycle,
fin du temps béni des colonies,
fin de fermer sa gueule, ça pue,
ça pue jusque sous le sel de la mer,
ça pue le dératiseur pour hommes,
toi Homme noir, toi Homme rom, toi Homme arabe,
ça pue, caves humides, cerveaux vides,
multiplication des frontières et des décrets et des arrêtés royaux,
ça pue les troupeaux morts, ça pue les fronts bas,
ça pue les sauterelles, ça pue les ténèbres,
les pantoufles, monnaies de singes et comptes d'apothicaires,
ça pue !
Alors, ces jours-là,
plutôt que de se passer corde autour du cœur,
on relit nos anciens textes, on relit nos anciens poèmes,
nos premiers, nos naïfs, nos sansartifices, textes des débuts,
textes des aurores, on relit, on relit,
pour ne pas se décomposer, pour ne pas capituler,
pour tenir, tenir debout, tenir fierté, tenir question.
Question.
Comment capturer cette espérance sans borne
à chaque renouvellement de l'aube ?
Question.
Pour qui justice ? Pour qui dignité ?
Comment mémoire ? Comment réparations ?
Question.
Où les nouveaux tissus ? Où les nouvelles fragilités,
les nouvelles familles, les nouvelles incandescences ?
Question.
Que faire de ces mains brûlées de beauté neuve ?
Que faire de ces mains ?
Comment accepter cette ravageuse tendresse ?
Comment ne pas se lasser d'elle ? Comment ne pas se laver d'elle ? Comment ne pas se laver d'elle en même temps que nous nous dépossédons des crasses du vieux monde ?
Comment ?
Comment tenir ?
Lisette Lombe
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